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Objet d’un vol en 1995, vendu aux enchères en 2010 pour 13 millions de dollars, le célèbre et controversé nom de domaine « sex.com » est à nouveau sur le marché.

Cette mise à prix est l’occasion de vous faire découvrir, ou redécouvrir, la folle et rocambolesque histoire de ce nom de domaine si discuté mais aussi fort convoité, histoire qu’avait relatée Stéphane Van Gelder dans sa chronique du Journal du Net en 2010.

C’était au temps où Internet balbutiait… Un temps pas si lointain pourtant, 30 ans à peine, où il faut un modem pour établir – difficilement – une connexion à 56 bauds (très petite vitesse comparée à celle que permettent l’ADSL et la fibre) et enfin surfer sur Netscape, le seul navigateur existant jusqu’à l’arrivée d’Internet Explorer… Un temps pas si lointain (1993) où le Minitel, alors à son apogée, équipe 6,5 millions de foyers et où les réseaux sociaux n’existent que dans les esprits les plus imaginatifs. Leur précurseur sur le Web, un système de messagerie instantanée, est créé en 1996 : il s’agit de « ICQ » pour « I seek you » (je te cherche).

Notre histoire commence dans ces années-là. Le 9 mai 1994, un américain âgé d’une trentaine d’années, Gary Kremen, enregistre auprès du bureau d’enregistrement Network Solutions International (NSI) le nom de domaine « plutôt évocateur » sex.com. Fou ou visionnaire ? Qu’importe, Kremen, diplômé en ingénierie électrique et en informatique, comprend quel potentiel recèle Internet et l’importance des enjeux financiers qu’il pourra représenter. Pourtant, déjà engagé dans le développement du site qu’il a créé en 1993, « match.com », du même type que le site français de rencontres en ligne « Meetic » né en 2001, il laisse le nom de domaine « sex.com » comme en jachère, inactif et sans site.

 

UN NOM DE DOMAINE, ÇA SE VOLE !

 

Nous savons aujourd’hui, qu’afin d’éviter vols de données et tentatives de piratage, les noms de domaine doivent être protégés et surveillés. En 1995, une telle question ne se pose pas, dommage ! Car, le 18 octobre de la même année, Network Solutions (le seul bureau d’enregistrement existant à l’époque), transfère le nom de domaine « sex.com » à un certain Stephen Michael Cohen. En fait, c’est à l’insu du légitime propriétaire que le sieur Cohen, qui a déjà fait de la prison pour escroquerie, s’approprie le fameux nom : pour cela, il fait modifier les données Whois attachées audit nom en présentant un fax falsifié à un employé du bureau d’enregistrement qui ne s’assure pas auprès de Kremen de l’authenticité de la demande. Cette simple opération permet ainsi à Stephen M. Cohen de s’approprier le nom de domaine « sex.com », de créer le site Web correspondant puis de l’exploiter à son seul profit.

Et quel profit ! On estime en effet que cette exploitation frauduleuse permet à l’usurpateur de gagner 100 millions de dollars en 5 ans, grâce à la publicité et au système de pay-per click* mis en place sur le site qui s’enorgueillit de recevoir jusqu’à 25 millions de visites par jour.

 

UN VOL À L’ORIGINE D’UNE INCROYABLE BATAILLE JURIDIQUE

 

Bien évidemment, Gary Kremen ne tarde pas à s’apercevoir de la forfaiture. Faute d’un possible accord amiable, il déclenche les hostilités et, le 16 octobre 1998, porte plainte à la fois contre Stephen Cohen et contre Network Solutions devant les tribunaux californiens. S’ensuivent quelques années de procédures juridiques : aucune faute n’est alors retenue à l’égard de Network Solutions, mais le jugement du tribunal fédéral de novembre 2000 permet à Kremen de récupérer le nom de domaine « sex.com » détenu indûment par Cohen. Puis, le 3 avril 2001, ce dernier est condamné à verser au plaignant un montant compensatoire de 40 millions de dollars, assorti de 25 millions de dommages punitifs (Tribunal fédéral de première instance du district nord de Californie).

Pourtant, ni les ordonnances du tribunal ni les tentatives de Kremen n’ont d’effet sur Cohen qui refuse de se plier à l’injonction exigeant le rapatriement de 25 millions de dollars mis à l’abri sur des comptes offshore. Mieux, malgré le mandat d’arrêt émis à son encontre en mars 2001 (avant même d’être condamné à payer), il se déclare en faillite et s’enfuit au Mexique d’où il multiplie des appels successivement rejetés. Le 28 octobre 2005, il est finalement arrêté à Tijuana au motif d’avoir violé les lois sur l’immigration puis expulsé vers les États-Unis où il est placé en détention pour dissimulation d’actifs. Mais Kremen ne parvenant pas à prouver l’existence de comptes bancaires et/ou autres actifs cachés, Cohen est finalement libéré le 5 décembre 2006 sur décision du juge Ware de la Cour d’appel des États-Unis pour le neuvième circuit.

De son côté, Kremen ne désarme pas. Il continue à poursuivre Cohen – qui ne paiera jamais – et réussit à prendre le contrôle de deux propriétés lui appartenant, dont un manoir magnifiquement situé dans le complexe de Santa Fé à San Diego. Kremen intente également un nouveau procès à Network Solutions devant la cour du district de Californie. L’affaire est finalement réglée, en avril 2004, à l’amiable et en toute confidentialité, pour un montant qui pourrait atteindre, selon les rumeurs, 15 à 20 millions de dollars. Parallèlement, elle représente une première avancée pour ce qui concerne le droit applicable aux noms de domaine. Voyons pourquoi.

 

VERS UNE RECONNAISSANCE DU NOM DE DOMAINE COMME UNE PROPRIÉTÉ

 

Il nous faut revenir à 1994 pour comprendre. À l’époque, et pour longtemps encore, la nature juridique du nom de domaine n’a pas encore été précisée par le législateur ni en Europe, ni aux États-Unis. L’affaire « sex.com » permet donc au tribunaux américains de poser clairement la question : le droit applicable aux contrats est-il adapté pour gérer l’achat, la vente, voire le vol de noms de domaine dans un contexte de développement du Web ?

Après de nombreux passages devant les tribunaux, c’est à la lumière de l’arrêt Payne v. Elliot, 54 Cal. 339, rendu en 1880, que la Cour d’appel des États-Unis pour le neuvième circuit estime le 13 août 2002 que la réclamation de Kremen est acceptable et qu’une solution pourrait être trouvée en invoquant le droit des contrats : selon cette interprétation, Network Solutions aurait violé ce droit en cédant la propriété de Kremen après avoir accepté sans précaution les déclarations frauduleuses de Cohen. Mais à l’époque, on n’a toujours pas déterminé si un nom de domaine est un bien intangible qui peut être volé. L’affaire est donc une nouvelle fois renvoyée. La Cour finit par conclure que Network Solutions n’a pas elle-même commis de fausses déclarations et l’exonère de toute responsabilité directe pour la fraude commise à l’encontre de Kremen. Comme nous le disions plus haut, c’est à l’amiable que Kremen et Verisign (qui a entretemps acquis Network Solutions) finissent par régler leur litige.

Hasard ou coïncidence ? Nul doute que la question préoccupe car, en août 1999, alors que se déroule cette affaire, le Sénat américain vote l’Anticybersquatting Consumer Protection Act (ACPA) qui prévoit la faculté, pour le titulaire d’une marque, de faire supprimer ou déplacer une adresse usurpée, à la condition toutefois que le cybersquatter ait agi de mauvaise foi.

Il serait trop long ici de relater par le menu toutes les péripéties de cette folle poursuite. Elles sont le sujet d’un roman publié sur l’affaire en 2007 par Kieren McCarthy, journaliste spécialiste d’Internet et des noms de domaine, roman intitulé « Sex.com: One Domain, Two Men, Twelve Years and the Brutal Battle for the Jewel in the Internet’s Crown » (« Sex.com : un domaine, deux hommes, douze ans et une rude bataille pour le joyau de la couronne de l’Internet »).

 

SEX.COM, LE « JOYAU DE LA COURONNE DE L’INTERNET », ACCUMULE LES RECORDS

 

Nous voici maintenant en 2006. Après avoir récupéré et exploité, fin 2000, le nom de domaine « sex.com » , Kremen décide de s’en séparer et le vend à la société Escom LLC basée à Boston pour une somme estimée à 14 ou 15 millions de dollars, dont une partie en actions. À l’époque, ce montant est le plus élevé jamais payé pour une telle transaction.

En 2010, la faillite d’Escom remet « sex.com » sur le marché par le biais d’une vente aux enchères confiée à Sedo. Parmi la dizaine d’offres étudiées, celle de la société Clover Holdings, située dans le petit archipel antillais de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, remporte la mise pour un montant de 13 millions de dollars. Ce prix est confirmé dans un communiqué de presse le 18 novembre 2010 par Sedo qui indique en même temps que la précédente cession s’était conclue pour 11,5 millions de dollars en 2006 au lieu des 14 à 15 millions précédemment divulgués. Un montant officiellement annoncé cette fois qui explique sans doute l’entrée de « sex.com » le 23 février 2011 au Guinness des records, dans la catégorie « Arts et Media » !

Fin de l’histoire ? Que nenni, le « roi » des noms vient d’être mis en vente une nouvelle fois, avec une mise à prix fixée à 20 millions de dollars, la moitié de la somme devant être payée cash selon les modalités indiquées sur le site.Nous ignorons encore si « sex.com » a trouvé acquéreur, aucun nom n’ayant filtré depuis le 31 janvier, date de la fin des enchères commencées le 18 du même mois. Mais nous pouvons imaginer qu’elles ont attiré nombre d’investisseurs intéressés par un possible et rapide retour sur investissement. En effet, les vendeurs leur ont fait miroiter des gains substantiels en prétendant notamment que le site recevait plus d’un million de visiteurs uniques par jour. Notre confrère Kevin Murphy pour Domain Observer tempère cependant un possible enthousiasme en rappelant que si le nom de domaine « sex.com » a été vendu 13 millions de dollars en 2010, la donne change considérablement puisque l’offre actuelle « concerne l’ensemble du site », dont notamment le fichier utilisateurs. Il précise après s’être rendu sur le site, que la page d’accueil rassemble « un flux de courtes vidéos de modèles pornographiques […] accompagnées d’invitations à s’abonner à leurs flux moyennant des frais d’abonnement mensuels modestes ». Dans une mise à jour de son article, il signale également que Twitter, estimant que le site est « potentiellement dangereux », n’autorise pas les liens vers « sex.com ».

 

CONSEIL D’EXPERT

 

Que nos lecteurs se rassurent : une telle histoire aurait peu de chances de survenir de nos jours. Cependant, aussi rocambolesque soit-elle, l’affaire a eu au moins le mérite d’attirer l’attention sur la valeur que peut représenter un nom de domaine, ce qu’avait pressenti Kremen en 1994, alors que l’Internet était encore balbutiant. En la portant devant les tribunaux, il a également ouvert la voie à une réflexion juridique d’une portée majeure : le droit traditionnel des contrats est-il équipé pour gérer l’achat, la vente et même le vol de noms de domaine au fur et à mesure du développement du Web ? En outre, le succès obtenu en appel a créé un précédent en considérant que le nom de domaine était un bien au même titre que n’importe quel autre type de propriété.

Depuis, et fort heureusement, les procédures mises en place par l’ICANN (l’autorité de régulation de l’Internet), les registres et les législateurs ont permis de sécuriser les noms de domaine eux-mêmes ainsi que les opérations qui peuvent leur être liées (achat, vente, transfert… notamment).

Rappelons ici que le nom de domaine est unique par définition et qu’il constitue – comme une marque – un patrimoine qui peut se léguer.

Pour une entreprise, il représente une ressource rare qui tient à ses fonctions :

  • Marketing : le nom de domaine est sur Internet l’enseigne distinctive de l’entreprise, magasin ou boutique en ligne
  • Technique : il « route », c’est-à-dire conduit ou dirige les clients vers un site web localisé, le vôtre, et y génère du trafic
  • Juridique : il fait partie des signes distinctifs de l’entreprise, comme la marque, et à ce titre, doit être surveillé et protégé.

Par Raphaël TESSIER et Sophie AUDOUSSET pour EBRAND France.

*pay-per-click ou paiement par clic : chaque fois qu’un lien publicitaire est cliqué, le site est rémunéré.

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